Pourquoi écrire sur une bande-dessinée?
Il existe deux manières pour interroger le réel : le livre écrit par les historiens, les sociologues, les philosophes, les politologues, etc. Le réel est décrit, analysé et expliqué de manière savante, voire érudite, par des auteurs qui délivrent un savoir et imposent au lecteur des grilles de lecture qui privent ce lecteur de toute créativité, le projette hors du champ de l’imaginaire. L’autre manière, ce sont les œuvres de fiction (romans, films, bandes-dessinées, chansons, etc.), qui sont, à tort, reléguées dans la sphère du loisir. Or, le détour par la fiction est toujours plus efficace pour interroger la vie quotidienne, réfléchir sur le réel et appréhender la complexité de l’âme humaine. Dans ses Carnets, Albert Camus écrit : « On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans. (…) Les images multiplient la philosophie par dix. » (1).
La fiction relève de l’imaginaire, elle invente une histoire. Si cette histoire est inventée, elle nous renvoie au réel, car la fiction est toujours, selon la formule d’Aragon, du « mentir-vrai ». La bande-dessinée est aujourd’hui, sous des formes différentes, le média le plus lu dans le monde. Depuis toujours, dans tous les pays, des auteurs racontent des histoires en dessins. Au XXIè siècle, la bande dessinée s’est mondialisée. Il est important de prendre au sérieux ce média qui est sorti du monde l’enfance et du pur loisir pour devenir un média d’opinion, ce qui lui a permis de conquérir un lectorat adulte et politisé.
Yopougon et la bande dessinée
Yopougon, la plus grande commune d’Abidjan avec près de 2 millions d’habitants, est un quartier populaire qui concentre tous les marqueurs de la société ivoirienne, tous les types d’activité et tous les comportements humains. Adama Bictogo, le maire de la commune, vante « la population arc-en-ciel de Yopougon », sa composition « plurielle » qui regroupe « l’ensemble des ethnies ». Il ajoute : « Yopougon, c’est la Côte d’Ivoire en miniature ».
Pour comprendre Yopougon, il existe des livres d’histoire, de sociologie, des thèses universitaires. Il existe aussi des œuvres de fiction comme « Aya de Yopougon », une série de bandes dessinées écrite par Marguerite Abouet, une franco-ivoirienne, et illustrée par Clément Oubrerie. Le tome 1 est publié le 17 novembre 2005. Cette bande dessinée connaîtra un énorme succès. En 2006, ce tome 1 obtient le Prix du meilleur premier album au Festival de la bande-dessinée d’Angoulême (2). Le New York Times s’empare de la BD « Aya de Yopougon » et écrit : « The series mixes humor and bitting takes on society, with a feminist twist – all vividly captured » (« La série mélange humour et visions mordantes de la société, avec une touche féministe – le tout capturé avec vivacité. ») Pour le New York Times, la BD est un miroir sociétal dont le succès s’explique par ce mélange entre l’aspect ludique (humour, vivacité du dessin et du contenu des « bulles ») et un côté instructif (« visions mordantes de la société »), qui intègre les évolutions historiques de nos sociétés (« une touche féministe »).
La série « Aya de Yopougon » met en scène la vie de trois jeunes femmes de 19 ans, Aya et ses deux amies Adjoua et Bintou. L’histoire se déroule dans les années 70, à Yopougon. Aya se consacre à ses études et souhaite devenir médecin. Adjoua et Bintou préfèrent les soirées dans les « maquis » et la chasse aux hommes qui pourront leur offrir un avenir meilleur. Une importante galerie de personnages gravite autour de ces trois jeunes femmes. Les situations qu’elles vont vivre nous renvoient à une seule question : la place que les hommes accordent à la femme dans la société ivoirienne.
« Aya de Yopougon » est un manifeste humoristique qui pose une question sérieuse : comment favoriser l’émancipation des femmes ivoiriennes sans remettre en cause l’ordre patriarcal, qui nourrit l’égoïsme masculin, et la distribution actuelle des rôles sociaux ? En 2024, lors du festival annuel BDFIL de Lausanne, une exposition consacrée à la série met en avant les problèmes rencontrés par les femmes en Côte d’Ivoire : mariage forcé, adultère, enfants non désirés, etc.
Du 20 novembre 2005 au 25 novembre 2010, six volumes de la série seront publiés. Après une interruption de 12 ans, le volume 7 est publié le 14 septembre 2022 et le volume 8, le 15 novembre 2023. Je recommande la lecture de cette série qui a été vendue à plus d’1 300 000 exemplaires et qui figure sur la liste établie par Paul Gravett, un critique britannique de bande-dessinée mondialement reconnu, dans son livre : « Les 1001 BD qu’il faut avoir lues dans sa vie » (Ed. Flammarion, 2012).
La BD et autres fictions, des miroirs de la société universellement intelligibles
La BD est un outil de communication dont personne ne conteste l’efficacité. Le dessin confère à cet outil un caractère immédiatement et universellement intelligible, ce qui en fait un médium éducatif de masse. Dans « Aya de Yopougon », le dessin permet d’allier la puissance de l’humour et la critique morale et sociale. La BD de Marguerite Abouet, pour reprendre la formule que Molière applique à la comédie, « corrige les mœurs pas le rire ». La fiction est certes du côté du loisir avec le plaisir qu’elle nous procure : le plaisir de lire, de regarder un film, d’écouter une chanson. Mais, toute fiction nous donne des clefs pour mieux comprendre le monde.
Le chanteur Jimmy Clegg, surnommé le « Zoulou blanc », est une icône de la lutte anti-apartheid. Mondialement connue, avec un refrain en zoulou et des couplets en anglais, sa chanson « Asimbonanga », dédiée à Nelson Mandela, est devenue l’hymne politique des mouvements de lutte contre l’apartheid. En zoulou, « Asimbonanga » veut dire « celui qu’on n’a pas vu ». A l’époque, diffuser des photos de Nelson Mandela est illégal en Afrique du Sud. Pour prendre deux exemples de romans qui sont des miroirs de la société africaine, je vous invite à lire les deux livres de Wakili Alafé : « Championne l’Enjailleuse », qui dépeint la place de la femme dans la société ivoirienne, et « CanPutschFoot : du coup d’éclat au coup d’État », son dernier roman dans lequel il imagine un coup d’État dans un pays qui accueille la Coupe d’Afrique des nations. En préfaçant ces deux livres, j’ai voulu dire que toute œuvre de fiction est, nécessairement, du « mentir-vrai ».
Les auteurs de fiction font le choix de mentir, car ils inventent des histoires, des personnages et des situations. Mais, Wakili Alafé romancier (3) ment pour mieux nous renvoyer au réel, la fiction étant un miroir grossissant qui met à jour des vérités qui nous échappent au quotidien. Qui mieux que Championne l’enjailleuse ou Aya, des personnages inventés, nous fait connaître la vraie vie des femmes à Abidjan ou à « Yop City » ?
Christian GAMBOTTI – Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@afriquepartage.org