En consacrant cette Chronique aux 20 ans d’existence de « L’Intelligent d’Abidjan », j’ai voulu rendre hommage à un grand patron de presse africain, Monsieur Wakili Alafé, qui a créé ce journal en 2003 et qui le fait vivre depuis deux décennies. Je ne vais pas revenir sur les conditions de création de « L’Intelligent d’Abidjan », ni sur les défis qu’il faut relever à chaque instant pour publier un quotidien et le faire vivre pendant 20 ans.
Wakili Alafé n’a pas l’âme d’un ancien grand reporter qui se remémore avec nostalgie les années passées sur tous les théâtres de guerre. Il a déjà beaucoup écrit sur son parcours. Mais, homme d’action, il se projette toujours dans le futur, imaginant sans cesse ce que sera « L’Intelligent d’Abidjan », mais aussi la presse papier dans une Afrique qui a besoin d’une information fiable, libre et indépendante pour s’installer définitivement sur la trajectoire du développement économique, du progrès social et de l’épanouissement démocratique.
Or, la presse papier est aujourd’hui concurrencée par les supports digitaux, qui restituent en temps réel la moindre information (l’actualité est disponible partout, à chaque instant), et les réseaux sociaux, dont on sait qu’ils sont, le plus souvent, les ennemis de l’information avec la multiplication des « fake news » et des opérations de manipulation.
À l’heure du paradigme de l’info et du social media, les supports traditionnels de l’information et du loisir (télévision, presse papier) doivent faire preuve de créativité et d’inventivité pour continuer à exister. Selon des études, 80% des 4 milliards d’internautes à travers le monde s’informent et sont actifs sur les nouveaux outils du web. Ce développement d’Internet et des réseaux sociaux impacte notre consommation de l’information, qui était, traditionnellement, assurée avant tout par la télévision, la radio et la presse écrite.
Aujourd’hui, la moyenne mondiale de temps passé devant la télévision descend progressivement, la radio est moins écoutée, alors que le temps passé sur Internet augmente de façon exponentielle ; la presse papier se vend mal. Loin de se décourager, alors que, sur 20 ans, il a pu avoir des périodes de doute, Wakili Alafé n’a jamais renoncé, car il considère que sa mission première est d’informer dans une Afrique nouvelle en train de se construire. Et s’il développe des supports nouveaux (web télé, sites d’information, médias sociaux), il n’a jamais voulu abandonner la presse papier.
« L’Intelligent d’Abidjan » est le support auquel il tient le plus, car il voit dans la presse papier un moyen efficace pour lutter contre les réseaux sociaux qui déversent en permanence, de façon incontrôlée, des milliards d’informations. Wakili Alafé tient à rappeler qu’un pourcentage faible d’internautes font confiance aux infos diffusées sur les réseaux sociaux ou partagées par un ami, alors que 40 % ont confiance dans une information qui vient d’un média traditionnel, légitimé par sa notoriété.
C’est en misant sur ce capital de confiance accordée à une presse papier, libre et indépendante, que Wakili Alafé a développé des stratégies qui ont permis à « L’Intelligent d’Abidjan » d’exister depuis 20 ans, alors que de nombreux titres de la presse ivoirienne ont disparu. Ces stratégies se nourrissent d’une capacité à se réinventer sans cesse. « L’Intelligent d’Abidjan » a changé plusieurs fois de maquette, en recherchant toujours une plus grande lisibilité ; son équipe rédactionnelle s’est professionnalisée ; sa ligne éditoriale se construit sur l’interaction entre une information factuelle et des analyses de fond.
La presse papier, « pilier de la démocratie et support d’avenir »
Wakili Alafé a parfaitement conscience qu’un quotidien papier comme « L’Intelligent d’Abidjan » ne peut pas rivaliser avec la vitesse à laquelle les sites web, les réseaux sociaux et les journaux en ligne diffusent l’information. Au moment de sa parution en kiosque, « L’Intelligent d’Abidjan » diffuse des informations déjà connues depuis la veille. Pour Wakili Alafé, ce retard constitue la force de la presse papier, car elle permet à ses lecteurs de sortir du bombardement incessant tous azimuts qu’ils reçoivent à chaque instant sur tous les sujets, les empêchant de réfléchir. De plus, le quotidien est un outil de lutte contre la domination du tweet, uniquement destiné à faire du buzz, mais qui, parce qu’il remplace les analyses et les discours politiques, menace la démocratie.
Wakili Alafé se fait une haute idée de sa mission de patron de presse et de journaliste, il n’est pas pensable, pour lui, de sacrifier « L’Intelligent d’Abidjan » en recentrant son activité sur les supports digitaux que son groupe possède, même si ces supports sont massivement visités et s’ils portent la promesse de la rentabilité de demain. Il précise : « Si je défends la presse papier, libre et indépendante, c’est parce qu’elle est l’un des piliers de la démocratie et un support d’avenir. »
Pour les 40 ans de Libération, le journaliste Robert Maggiori avait écrit, en 2013, le papier suivant : « La logique même du Web va en effet à l’encontre de toute « séparation » entre ce qui a de la valeur et ce qui en a moins. Tout y coexiste pêle-mêle dans ce que Zygmunt Bauman dirait être un espace liquide, indéfini, extraterritorial et global, un océan d’informations, de désinformations, de perles rares, de fakes, de trésors, de reginglettes pour gogos, de merveilles d’érudition, de maquignonnages et de fraudes en tous genres. D’où les nouvelles opportunités que doit saisir la presse écrite, qui, elle, hiérarchise, historicise, sélectionne, met en récit, fournit les éléments de compréhension, remplace par de vrais savoirs, partageables, les opinions – lesquelles, ni vraies ni fausses, relèvent de cette libre et pléthorique possibilité qu’a chacun de «donner son avis» sur tout, et établissent une sorte d’éclectisme dégénéré où « ce qui est vrai » n’est plus visible ni audible. »
Dix ans plus tard, au moment où « L’Intelligent d’Abidjan » célèbre ses 20 ans, ce papier n’a rien perdu de son actualité. Comme Robert Maggiori, Wakili Alafé considère que la noblesse de la presse écrite est justement de rendre « visible » ce qui, à notre époque, ne l’est plus. Pour Wakili Alafé, « avec les supports digitaux, les individus, bombardés d’informations, qui ne sont ni vérifiées, ni sourcées, sont vaguement au courant de « quelque chose ». Mais, être « vaguement au courant », ce n’est pas comprendre les faits d’actualité, ni les réalités de plus en plus complexes de nos sociétés et du monde. La cérémonie des 20 ans de « L’Intelligent d’Abidjan », dans sa construction et son organisation, a montré que l’ambition de Wakili Alafé est, par l’action de la presse écrite, de remplacer cet individu moderne « vaguement au courant », qui, à force d’être surinformé, est, en réalité, sous-informé, par un être qui retrouve la capacité de comprendre.
La cérémonie des 20 ans de « L’Intelligent d’Abidjan », non pas un retour vers le passé, mais une projection vers l’avenir
Je n’ai pas vu, dans cette cérémonie des 20 ans de « L’Intelligent d’Abidjan », l’expression d’une nostalgie, lorsque la presse papier monopolisait la diffusion de l’information, au point de devenir un quatrième pouvoir avec, depuis les grandes lois sur la liberté de la presse, un rôle de contre-pouvoir. Ce contre-pouvoir est en train de devenir la pire des choses avec internet et les réseaux sociaux, prompts à installer un tribunal de l’opinion pouvant détruire la réputation d’un homme ou d’une femme.
Pour Wakili Alafé, « la presse écrite, pour rester un média d’avenir, doit affirmer ses valeurs fondamentales qui font sa raison d’être : la crédibilité, la confiance et la vertu. » Avec le désordre informationnel des réseaux sociaux, souvent voulu et organisé par des officines, la démocratie a beaucoup à perdre. Une presse écrite libre et indépendante est, au contraire, le garant du plein épanouissement de la démocratie. Le rendez-vous est pris pour les 25 ans de « L’Intelligent d’Abidjan ».
Les promesses qui avaient été faites lors de la cérémonie des 15 ans de « L’Intelligent » ont été tenues. Le titre est présent dans les kiosques, il est mieux diffusé, le cercle de ses soutiens s’élargit, sa notoriété s’agrandit. Un seul mot pour conclure : bravo. Être l’un des chroniqueurs de « L’Intelligent » est pour moi une fierté, car je participe, grâce à Wakili Alafé qui m’ouvre les colonnes de son journal, à la construction d’une Afrique nouvelle, qui se débarrasse peu à peu des oripeaux du vieux monde.
Christian GAMBOTTI – Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@agriquepartage.org