Maîtriser les « incendies » qui menacent l’Afrique
« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs » (1) : cette phrase culte, désormais gravée dans l’Histoire, avait été prononcée par Jacques Chirac, l’ancien président de la République française, lors du IVe sommet de la Terre, en 2002. En reprenant cette phrase pour évoquer de façon métaphorique la situation actuelle de l’Afrique, j’ai voulu dire qu’il est temps pour l’Occident de déciller ses yeux afin de regarder en face la réalité de ce continent-monde sans passer par les grilles de lecture qui sont imposées par le FMI, la Banque mondiale et l’Aide Publique au Développement.
L’Afrique n’a pas besoin de prêts que 80 % des États africains ne pourront pas rembourser. Elle n’a pas besoin d’une Aide Publique au Développement (APD) fléchée par les donateurs. Après le fardeau de la colonisation, le fardeau de l’histoire postcoloniale, le fardeau des programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale, le fardeau de l’endettement actuel, notamment le piège de la dette chinoise, voici que surgit le fardeau des enjeux géopolitiques et géostratégiques d’un monde devenue multipolaire. Si l’Afrique « brûle », c’est que s’allument aujourd’hui partout sur le continent des « incendies » qui retardent son développement.
L’«incendie politique » avec le retour d’une instabilité chronique. On croyait que l’Afrique avait trouvé le chemin d’une plus grande stabilité politique. Or, on assiste depuis deux ans, en Afrique de l’Ouest, à la multiplication des coups d’État militaires (Mali, Guinée Conakry, Burkina Faso, Niger, Gabon) et aux tentatives de coup d’Etat (Guinée Bissau). Le Sénégal, exemple parfait d’une grande stabilité avec des transitions démocratiques réussies, s’engage dans une mauvaise spirale insurrectionnelle provoquée par la décision de Macky Sall de reporter l’élection présidentielle. Autres signes de l’instabilité politique : les guerres oubliées dont on ne parle jamais (guerres civiles au Soudan, au Nigéria, en Somalie ; guerre en Erythrée et dans l’Est de la RDC ; guerres liées à la menace du terrorisme islamiste au Sahel, etc.).
Trois raisons expliquent cette instabilité politique : une raison d’ordre historique avec la contestation des régimes installés dans un pouvoir perpétuel ; une raison d’ordre économique et social avec l’incapacité des gouvernements civils à améliorer les conditions de vie des populations et lutter contre l’insécurité; une raison d’ordre géopolitique avec l’émergence sur le sol africain d’un affrontement entre l’Occident pluriel et le Sud global.
L’«incendie géopolitique » avec le retour d’une guerre d’influence entre deux blocs comme à l’époque de la « Guerre froide ». L’invasion de l’Ukraine par la Russie a accéléré l’effondrement du vieux monde de Yalta. Le monde est devenu multipolaire, mais deux blocs s’affrontent : l’Occident avec à sa tête les Etats-Unis et le Sud global que tente de fédérer la Russie de Poutine. Devenus un formidable enjeu géopolitique et géoéconomique, les États africains sont sommés de choisir leur camp avec, en toile de fond, la compétition qui se joue sur le terrain entre, d’un côté, le bloc occidental et, de l’autre, la Chine et la Russie.
À l’ONU, la réticence de l’Afrique à s’aligner sur l’Occident est le révélateur de la propagation de l’incendie géopolitique qui se propage partout sur la planète. La tension géopolitique se retrouve dans la volonté des BRICS de « dédollariser » l’économie mondiale en créant leurs propres institutions financières et la décision prise par le Mali, le Burkina Faso et le Niger, qui forme l’Alliance des États du Sahel (AES), de quitter la CEDEAO et remplacer le CFA, aujourd’hui commun aux huit pays membres de l’Union Economique et Monétaire Ouest-Africaine (UEMOA), par une monnaie commune. Or, l’instrumentalisation idéologique de la monnaie souffle sur les braises de l’ « incendie financier » qui menace l’Afrique.
L’«incendie financier » ou le risque d’assèchement du financement de l’économie africaine. L’économie africaine est prise entre les insuffisances de son financement et un endettement excessif. Pour simplifier, quel est le constat que l’on peut faire ? De nombreux pays africains n’ont plus accès aux marchés internationaux depuis le printemps 2022. La Chine accorde moins de de prêts aux pays africains depuis 2020. Il existe, dans le contexte actuel, plusieurs tendances négatives : a) une baisse du financement de l’économie africaine b) un retour des conditions de financement qui augmentent fortement le coût des emprunts et le service de la dette publique c) des investissements publics et les dépenses publiques à vocation sociale (santé et éducation) qui connaissent une forte baisse d) la très forte croissance démographique (4) et les dépenses d’urgence engendrées par les crises successives (crise sanitaire, crise climatique) qui absorbent une part importante de la croissance économique. L’Afrique s’installe dans un contexte de ralentissement des financements de son économie et risque de surendettement prononcé. Est-ce que la cooptation par le G20 de l’Union Africaine peut changer la donne ? La réponse est non, si la communauté internationale continue à enfermer l’Afrique dans un rapport de dépendance aux aides qu’elle reçoit.
L’«incendie climatique » ou l’aggravation des risques liés la hausse des températures. Selon l’OMM (Organisation Météorologique Mondiale), « les canicules, les fortes pluies, les inondations, les cyclones tropicaux et les sécheresses persistantes ont des effets dévastateurs sur les communautés et les économies ». Le nombre de personnes menacées ou déplacées augmente sans cesse. La sécheresse et la dégradation des terres entraînent la chute de la productivité agricole Subissant plus fortement qu’ailleurs les aléas météorologiques et hydrologiques, l’Afrique n’est pas en mesure de financer l’adaptation et la lutte contre l’« incendie climatique ».
L’«incendie démographique » ou les risques d’une démographie galopante. Alors que l’Afrique ne comptait que 100 millions d’individus en 1900 (7 % de la population mondiale), les Africains sont aujourd’hui 1,4 milliards. Selon les projections de l’ONU, ils seront 2,5 milliards en 2050 et 4,5 milliards en 2100 (40 % de la population mondiale). La démographie africaine va façonner le XXIè siècle, obligeant chaque Etat africain (avec des situations différentes selon les pays), le continent lui-même et la planète entière à relever de nombreux défis. Ces défis sont : la création emplois, l’accès au logement, la satisfaction des besoins primaires (santé, éducation, sécurité alimentaire) ; la maîtrise d’une urbanisation incontrôlée ; l’amélioration du cadre de vie dans un environnement préservé.
Il reste à analyser le plus grand « incendie » qui menace le continent, l’ « incendie social », l’Afrique étant en train de perdre la bataille de l’extrême pauvreté. L’élimination de l’extrême pauvreté d’ici 2030 est un objectif hors de portée de la plupart des pays africains
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(1) Cette phrase a été suggérée à Jacques Chirac par Jean-Paul Deléage, historien des sciences de l’environnement.
Christian GAMBOTTI – Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@afriquepartage.org