À l’ONU, 35 pays se sont abstenus de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie, parmi lesquels 17 États africains, dont, chose étrange, des États francophones. Un seul pays africain s’est opposé à cette condamnation de la Russie : l’Érythrée. Comment expliquer l’attitude de l’Érythrée et de ces 17 pays africains ? L’Érythrée, avec la Biélorussie, la Corée du Nord et la Syrie, a refusé de voter contre la Russie.
Pour le politologue Loïc Tassé, ces 4 « amis » de Poutine « sont des pays dictatoriaux et qui ont une dette envers la Russie ou qui essaient d’arracher quelque chose à la Russie ». Pour les 17 pays africains qui se sont abstenus, la Russie représente-t-elle une menace ?
L’Afrique subsaharienne et la Russie sont liées par un long passé commun. À l’époque du communisme triomphant, de nombreux africains viendront suivre une formation politique dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). Pendant la guerre froide, l’URSS voit dans les mouvements de libération nationale africains l’un des vecteurs de la lutte du socialisme contre le capitalisme et l’impérialisme. Tout change avec la disparition de l’Union soviétique. La mission idéologique de l’URSS pour la propagation du socialisme n’a plus de sens.
Dans les années 1990, la Russie s’éloigne de l’Afrique, Boris Eltsine arrêtant toute aide aux anciens pays-frères et exigeant le remboursement immédiat des dettes impayées. La Russie de Poutine va s’intéresser à nouveau à l’Afrique, le Kremlin intensifiant son activité diplomatique sur le continent. Le retour de la Russie de Poutine en Afrique est le résultat de la guerre que le maître du Kremlin mène contre l’Occident, beaucoup plus que celui d’une concurrence avec la Chine.
Poutine et l’Erythrée
L’Érythrée, qui accède à l’indépendance en 1993, est dirigée depuis cette date par Isaias Afwerki considéré comme un autocrate qui aurait fait de son pays une « Corée du Nord de l’Afrique de l’Est ». Aucune élection présidentielle n’a été organisée depuis 1993, ni aucune élection législative. L’Érythrée a subi des sanctions imposées par l’ONU en décembre 2009 et renforcées en décembre 2011. Si ces sanctions ont été levées le 14 novembre 2018, l’Erythrée reste sous la pression de l’ONU. Le lundi 22 juillet 2019, 9 mois après l’ONU, Poutine avait signé le décret présidentiel pour faire lever les sanctions de la Russie à l’encontre de l’Érythrée, annulant ainsi un décret signé par son prédécesseur Dimitri Medvedev qui avait entériné les sanctions votées par la résolution 1907 du Conseil de sécurité des Nations unies.
Dans la stratégie de Poutine pour reconquérir l’Afrique, l’Érythrée joue un grand rôle. L’Érythrée intéresse Poutine pour deux raisons : 1) le pays est le « pivot » de Moscou vers l’Afrique dans la corne de l’Afrique 2) l’Érythrée est appelé à devenir le lien entre la Russie et les Émirats Arabes Unis étant donné les liens très forts qui existent entre Asmara et Abou Dabi. En s’appuyant sur Abou Dabi, Poutine compte revenir au Sud-Yémen et dans la région de la mer Rouge et du golfe d’Aden, autrefois sous l’influence soviétique.
Fascination de l’Afrique pour la Russie ou peur de Poutine ?
Déjà, en 2014, de nombreux pays africains s’étaient abstenus lors du vote de la résolution condamnant l’annexion de la Crimée par la Russie. Aujourd’hui, 17 États africains ont choisi l’abstention lors du vote de la résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Premier constat : les 17 pays africains qui se sont abstenus semblent ne pas vouloir suivre la CEDEAO, l’organisation sous-régionale ouest-africaine, et Moussa Faki Mahamat, le président de la commission de l’Union Africain, alors que Macky Sall est le président en exercice de l’UA.
Comme 141 pays sur les 193 Etats membres de l’ONU, la CEDEAO et Moussa Faki Mahamat ont approuvé la résolution onusienne qui condamne l’invasion militaire et appelle à un cessez-le-feu entre les deux parties. Les termes employés par l’ONU, l’Union Africaine et la CEDEAO sont comparables. Deuxième constat : nous avons Macky Sall, président en exercice de l’Union Africaine, une institution forte de 55 membres, qui appelle au « respect impératif de la souveraineté nationale de l’Ukraine » et Macky Sall, président du Sénégal, qui s’abstient lors du vote à l’ONU.
S’agit-il d’une fascination de l’Afrique pour la Russie, autrefois une alliée fidèle des mouvements de libération contre la colonisation, ou d’une peur de Poutine ? Il n’y pas de fascination des dirigeants africains pour la Russie, un partenaire comme les autres. La Russie est un grand pays avec lequel les États africains, qui cherchent à diversifier leurs partenariats, ont intérêt à nouer des relations autour d’intérêts réciproques. Mais, il existe, chez certains dirigeants, une peur de la Russie de Poutine.
Comment expliquer cette peur de Poutine?
Dans ses déclarations, Poutine a montré à plusieurs reprises qu’il tenait l’Occident pour responsable du déclassement de la Russie. Il a qualifié la chute de l’URSS de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Il n’a jamais accepté la « désintégration de la Russie historique sous l’appellation d’Union soviétique. » Son obsession est de retrouver, dans le monde post-soviétique, l’étendue du territoire et la forte influence de l’Union soviétique. Le moyen choisi, aux portes de l’Europe, est la guerre. D’où l’invasion de l’Ukraine préparée de longue date.
L’objectif est différent en Afrique. Les États africains n’ont pas à craindre une invasion militaire russe. Le moyen choisi en Afrique francophone est la déstabilisation des gouvernements civils par une manipulation des opinions publiques. Au Mali, les offensives de désinformation, financées et organisées par la Russie, ont permis de faire monter un sentiment anti-français et anti-occidental, faisant passer les militaires auteurs des coups d’État et les miliciens de Wagner pour des « libérateurs ». L’inquiétude est grande chez tous les dirigeants africains qui voient monter dans leurs opinions publiques ce discours anti-français et anti-occidental, annonciateur des passassions forcées de pouvoir.
L’affrontement n’est plus entre Marx et le capital, mais entre Poutine et l’Occident. Poutine pose une seule question aux chefs d’État africains : qui est « occidental » ? Être « occidental, c’est être contre Poutine et s’exposer à la manipulation des opinions publiques comme au Mali. Le Groupe des patriotes du Mali (GPM), qui organise les manifestations anti-France, a lancé une pétition, qui aurait été signée par 8 millions de Maliens, réclamant une intervention russe. Selon un sondage, 89,4 % des Maliens seraient favorables à la Russie et 80 %, hostiles à la France. La manipulation des opinions publiques est l’arme de Poutine en Afrique, la milice Wagner, son bras armé sur le terrain. Pour se soustraire à la « malédiction Poutine », les chefs d’État africains devront répondre aux aspirations des populations qui exigent un meilleur partage des richesses.
Christian Gambotti
Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Directeur général de l’Université de l’Atlantique – Editorialiste, politologue. –
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