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Côte d’Ivoire : non à une justice à 2 vitesses, nos griefs contre le gouvernement ( Grah Olivier, Magistrat )

Côte d’Ivoire : non à une justice à 2 vitesses, nos griefs contre le gouvernement ( Grah Olivier, Magistrat )
Publié le
Par
Dasse Claude
Lecture 11 minutes

Dans la 2ème partie de notre entretien, le Président du Syndicat des Magistrats de Côte d’Ivoire (SYMACI), Grah Ange Olivier s’attaque à la création de la Cour d’appel du commerce, et dénonce la fracture dans le traitement des justiciables.

Dans la première partie (lire ici), il avait dénoncé la répartition des frais de justice. Il reprochait à l tutelle de cautionner ce qu’il considérait comme une part excessive, attribuée aux greffiers, par rapport à l’ensemble des besoins de l’appareil judiciaire. Interview.

Que reprochez-vous à la création de la Cour d’appel de Commerce d’Abidjan ?

Je vous le dis tout de suite, la création, l’organisation et le fonctionnement de la Cour d’Appel du commerce nous interpelle en tant que Syndicat des Magistrats d’abord, et en notre qualité de citoyens ivoiriens sur plus d’un point. (…) Il y’a lieu ici de déplorer le climat de méfiance et de défiance entretenu par les autorités gouvernementales vis-à-vis des acteurs de la Justice en général et particulièrement des magistrats. On veut de la Justice sans les juges, les avocats et les Huissiers de Justice. C’est comme si on voulait faire de la santé sans les médecins, les infirmiers et les sages-femmes. Il ne faut donc pas être étonné du caractère peu satisfaisant des réformes réalisées. Les personnes qui ont embrassé les métiers de la Justice, n’ont pas fréquenté pendant généralement 4 ans les bancs de la faculté de droit, et fait deux années de stages professionnels parce qu’elles étaient les plus stupides de la République, mais parce que c’est nécessaire pour pouvoir exercer leur métier.

Pourquoi un tel constant que certains jugeront bien sévère ?

Je le dis parce qu’il est aujourd’hui habituel en Côte d’Ivoire, d’initier les réformes en matière juridique et judiciaire en tenant les professionnels à l’écart, avec des résultats souvent catastrophiques au bout du compte. L’institution judiciaire baigne dans des principes qui, s’ils sont incompréhensibles pour les profanes, lui confèrent toute sa singularité et toute sa valeur. Nous ne pouvons pas accepter ce laisser-faire qui déstructure peu à peu notre appareil judiciaire. Le nouveau code du travail, sur lequel notre syndicat reviendra bientôt, et la présente réforme instituant la Cour d’Appel du Commerce en sont des exemples plus que symboliques. Non, nous ne pouvons accepter d’être complices par notre silence, et notre inaction de cette lente descente vers l’enfer. Voilà tout le sens de notre intervention.

Obnubilé par sa stratégie visant à écarter les Magistrats professionnels autant que faire se peut du règlement des litiges commerciaux, le Gouvernement s’éloigne sans cesse des standards d’une Justice de qualité. Ainsi sa réforme viole la Constitution au moins en deux points en créant d’une part, un ordre juridictionnel commercial, composé du Tribunal de Commerce, de la Cour d’Appel du commerce et de la Cour Commune de Justice et d’Arbitrage (CCJA) comme juridiction suprême alors que la Constitution ne fait cas que de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif, comme pouvant avoir des juridictions suprêmes. D’autre part, elle consacre deux systèmes judiciaires applicables aux litiges commerciaux. Une justice commerciale d’Abidjan et une autre pour le reste du pays. Elle ignore le principe d’égalité de tous devant la loi et son corollaire, le principe d’égalité de tous les individus devant la justice. En effet, après avoir créé de façon expérimentale la première juridiction du commerce à Abidjan, on était en droit de s’attendre à la généralisation de cette expérience par son extension à tout le pays, comme elle semble avoir donné satisfaction, pour respecter le principe d’égalité de tous les Ivoiriens devant la Justice, pour que le justiciable quel que soit l’endroit où il se trouve sur le territoire, rencontre le même type de juridiction en matière commerciale c’est-à-dire un collège composé d’un juge et de deux juges consulaires à l’instar du Tribunal du travail dont le collège est composé d’un juge et deux assesseurs.

Au lieu de cela, l’État adopte une attitude totalement incompréhensible en passant de l’expérience de la création de Tribunal de Commerce d’Abidjan à une autre expérience, celle de la création d’une Cour d’appel de Commerce toujours à Abidjan, consacrant la fracture dans le traitement des justiciables. Il existe un ordre commercial juridictionnel abidjanais privilégié à côté d’un ordre juridictionnel commercial de l’intérieur dont les justiciables continuent à être soumis aux juridictions de droit commun. Cette consécration abusive de la différence de traitement des justiciables s’explique d’autant moins que l’expérience de la création du Tribunal de commerce d’Abidjan n’est pas totalement achevée, la résolution de certaines questions comme les conflits d’intérêts n’ont pas encore trouvé de solution satisfaisante, et que la raréfaction des moyens qui y sont investis suscitent des interrogations sur l’avenir même de cette juridiction.

En clair, qu’est-ce que vous dénoncez ?

Nous dénonçons une juridiction qui participe d’une stratégie de stigmatisation des Magistrats. Les juridictions consulaires ont été créées afin que les marchands puissent trancher eux-mêmes leurs litiges, rapidement et sans trop de formalisme, et ainsi échapper à la lenteur et au coût de la justice ordinaire. Loin de cet objectif, les juridictions du commerce ivoiriennes sont nées pour respecter les prescriptions de la banque mondiale en matière de ‘’doing business’’ (faire des affaires :Ndlr) qui exige la création de juridictions ou de chambre spécialisée dans le domaine du droit des affaires sans imposer qu’elles revêtent la forme de juridiction consulaire. Cette forme n’est adoptée par les autorités ivoiriennes qu’en application du paradigme qui guide toutes ses actions en matière judiciaire, c’est-à-dire que tous les magistrats sont corrompus et qu’il faut les éloigner autant que possible du règlement des litiges commerciaux. Une entreprise construite suivant de tels préjugés ne peut que porter les stigmates de la philosophie qui l’anime. La création du tribunal du commerce sous la forme de juridiction consulaire s’explique par cela, vu qu’elle implique des collèges de Juges ou les Juges consulaires sont les plus nombreux.

Si on vous comprend bien, vous vous opposez à l’apport des Juges consulaires ?

Non ! Loin de nous l’idée de condamner l’introduction des Juges consulaires parce que le SYMACI est profondément convaincu, qu’en première instance leur apport ne peut qu’être appréciable au regard de leurs connaissances sur les activités qu’ils jugent. Voilà pourquoi nous exigeons l’extension de la réforme des juridictions de commerce à tout le pays. Ce qui est condamnable ce sont les motivations inavouées du gouvernement. Ces motivations sont le fil rouge qui relie toutes les réformes récentes en cette matière, celles que l’on peut considérer comme acceptables comme la promotion des modes alternatifs de règlement des litiges…(…) C’est la levée de bouclier contre cette réforme qui avait pour conséquence de priver plus de 90% des plaideurs de leur droit à une voie de recours qui va engendrer la présente réforme qui en respectant formellement les règles du droit à une voie de recours, reconduit en fait la volonté des autorités politiques de voir les professionnels du commerce garder la main sur les procédures en reproduisant quasiment le même niveau de représentation des juges consulaires dans le collège qui restent supérieurs en nombre aux juges professionnelles, alors que devant une Cour d’Appel, c’est techniquement indéfendables. Cette juridiction de deuxième degré est appelée à réformer les décisions des tribunaux de commerce, en appliquant strictement le droit cette fois-ci contrairement à la première du Tribunal du commerce qui privilégie la conciliation et l’application des usages et pratiques professionnelles.

Réformer, annuler ou confirmer une décision de Justice exige non seulement de solides connaissances en droit, mais également une somme d’expérience professionnelle que l’on ne retrouve pas chez les Juges consulaires. Là où il est exigé par les textes, des juges professionnels, au moins 7 années d’expérience pour siéger, il est extraordinaire de permettre à des personnes novices dans le domaine judiciaire de le faire. Dans quelles conditions vont travailler ces juges , ce n’est dans des conditions si peu favorables, pour rendre une décision respectant le droit. La Cour d’appel étant la dernière juridiction avant le juge du droit qu’est la CCJA, il est souhaitable qu’on lui donne toutes les chances de rendre des décisions juridiquement inattaquables. Il convient de souligner que malgré tout ce qu’on dit du Juge ivoirien, sa compétence et la qualité de ses décisions sont saluées au niveau de la CCJA. Il n’y a pas lieu de remettre en cause cet acquis par la composition inadaptée des formations de jugement en instaurant de ce fait une véritable insécurité judiciaire.

À part le fait que le Gouvernement puisse se targuer d’avoir réalisé une réforme, nous ne voyons vraiment pas ce que cette réforme peut apporter au règlement des litiges commerciaux. Elle est même pire que celle qui supprimait de fait le droit à une voie de recours, car elle va faire perdre du temps aux justiciables, tout en les privant de la garantie d’une décision de meilleure qualité. Dans le monde, seule la Côte d’Ivoire et les pays qui se sont inspirés de notre réforme comme le Sénégal, ont institué de juges consulaires en appel. C’est comme si on prenait des non médecins pour soigner les malades dans un hôpital. Le résultat ne peut qu’être catastrophique. Entre des préjugés en matière de moralité et la compétence de ceux qui doivent siéger, l’État de Côte d’Ivoire privilégie le choix des préjugés comme critère de ses réformes. Cette stigmatisation des Magistrats professionnelles considéré comme étant les ivoiriens les plus corrompus de la société dévient intolérable. Nous tenons à faire observer qu’il n’existe aucun module à l’école formant les Magistrats à la corruption. Ils sont issus de la même société que les Juges consulaires, et tous les autres citoyens dont la moralité est considérée comme tellement supérieure à la leur.

Si une enquête de satisfaction étaient faites auprès des justiciables et autres utilisateurs de la Justice commerciale sur la question de la corruption, les résultats risquent de surprendre plus d’un. Cela est d’autant plus déplorable, qu’il n’a jamais été une véritable stratégie de lutte contre la corruption en générale en Côte d’ivoire. Seule l’adoption et la mise en œuvre d’une telle stratégie, qui devra comprendre non seulement la sanction des actes de correction mais surtout de l’intégrité, peut nous permettre de lutter efficacement contre la corruption. Ce ne sont pas des stratégies de fuite en avant comme la création de la Cour d’Appel du Commerce qui vont permettre d’atteindre de tels objectifs. Il nous revient d’autre part de manière persistante, que le Président du Tribunal du Commerce d’Abidjan serait pressenti pour diriger ladite Cour. Nous faisons remarquer que cela reviendra, pour les litiges dont le montant est le plus élevé, à priver les plaideurs de leur droit à voir examiner leur affaire par des juges différents, vu que la loi réserve expressément au Président de la Cour les procédures dont l’intérêt du litige est le plus élevé.

Nous protestons contre le silence assourdissant du Conseil supérieur de la Magistrature devant la création et surtout la composition de cette juridiction et appelons à l’adoption d’une loi organique lui permettant de remplir de façon robuste son mandat de défenseur de l’indépendance de la Justice et de son bon fonctionnement. Nous proclamons notre profond respect à la promotion d’une justice de qualité, débarrassée des scories de la corruption, et de tout autre comportement contraire à la déontologie de ses animateurs et accessible dans les mêmes conditions à tous les justiciables. Nous invitons le gouvernement à surseoir à l’installation de la Cour d’Appel du Commerce d’Abidjan et à s’attaquer prioritairement aux réformes et à la mise en œuvre des textes permettant d’installer au moins de formations de jugement comportant des juges consulaires à travers tout le pays, afin de respecter le principe d’égalité de tous devant le service public ; car il ne doit pas y avoir une justice pour Abidjan et une autre pour le reste du pays. Nous l’invitons également dans le cadre de toute réforme, à bannir le préjugé d’un appareil judiciaire réfractaire à toute moralisation de la vie publique, et à engager un dialogue constructif avec les organisations professionnelles de l’appareil judiciaire dans le sens du respect de la Constitution, et des principes fondamentaux d’organisation et de fonctionnement de l’appareil judicaire.

Nous invitons par ailleurs, les autres syndicats de la Magistrature, le barreau et les autres organisations professionnelles à se joindre à nous pour former un groupe de travail sur la question de la prise en compte des exigences du doing business dans les reformes intervenant dans le domaine judiciaire afin de constituer plus qu’une source de critiques, une force de proposition dans les réformes à engager. Devenons des acteurs et non des spectateurs du devenir de notre appareil judiciaire.

Claude Dassé

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Mots clés :Côte d'IvoireCour d’appel du commercejustice


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