J’avais publié, le 28 novembre 2022, dans L’Intelligent d’Abidjan, une Chronique intitulée « Côte d’Ivoire : l’aménagement du territoire, un enjeu majeur pour une croissance plus inclusive ». Je reviens sur cette question, car, si à un an de l’élection présidentielle d’octobre 2025, personne ne conteste le bilan positif des années Ouattara, résultat d’un leadership politique fort, il existe, pour les bailleurs de fonds (FMI, Banque Mondiale), deux domaines, facteurs d’instabilité et de vulnérabilité, dans lesquels les résultats sont encore insuffisants : des fractures territoriales qui perdurent et une croissance qui n’est pas suffisamment inclusive, ces deux facteurs étant liés.
Premier constat : depuis la fin de la partition du pays entre le Nord et le Sud et de la grave crise postélectorale de 2010-2011, la division territoriale de la Côte d’Ivoire paraît aujourd’hui largement surmontée (1). Deuxième constat : il reste cependant des lignes de fractures entre les territoires. Il existe bien, – et c’est, depuis 2011, une priorité de la gouvernance Ouattara -, une politique soutenue d’aménagement du territoire dont les marqueurs sont le désenclavement et la valorisation des capitales régionales. La création, en 2021, à côté des districts autonomes de Yamoussoukro et d’Abidjan, de 12 nouveaux districts autonomes (2) vise à renforcer la cohérence des actions de l’Etat dans les territoires en mobilisant les pouvoirs locaux et en impliquant les populations.
L’objectif est, à travers la nomination de ministres-gouverneurs ayant une proximité avec les populations et étant originaires chacun d’un des districts qu’ils seront appelés à diriger, est de renforcer le maillage territorial de l’administration, mettre en œuvre les projets de l’Etat dans tous les territoires avec un réel suivi et une évaluation des résultats. Nommé le 16 octobre 2023, le nouveau Premier Ministre, Robert Beugré Mambé, qui dispose dans ce domaine d’une forte expérience (3), entend renforcer les processus de lutte contre les fractures territoriales.
Le contexte nouveau des nouvelles partitions territoriales
J’ai toujours considéré que le développement de la Côte d’Ivoire ne doit pas être uniquement mesuré à partir de sa capitale économique, Abidjan. Une telle approche offre une image déformée des réalités économiques et sociales du pays. Dans cette période électorale qui commence, il est urgent, pour le gouvernement de relancer la réflexion autour de la fracture territoriale en rapprochant la géographie, l’économie, le social.
L’Afrique n’échappe pas au phénomène de métropolisation, ce qui se traduit par la concentration des activités économiques, sociales et culturelles autour d’Abidjan de quelques grandes capitales régionales à fort effet d’entraînement. Personne ne conteste l’effet positif d’Abidjan et des capitales régionales sur leur environnement proche. Mais, pour que l’ensemble du territoire national s’inscrive dans une dynamique de croissance partagée entre tous les territoires, l’Etat, lorsqu’il s’agit des zones rurales enclavées et des zones frontalières, doit aller plus loin dans la réflexion et la mise en œuvre des politiques d’aménagement du territoire. En même temps, le logique centraliste qui a prévalu pendant les années qui suivirent les indépendances avec l’édification d’un Etat unitaire qui concentre tous les pouvoirs -, doit laisser toute sa place à une logique de décentralisation, très tôt mise en œuvre en Côte d’Ivoire (4), mais jamais aboutie.
Au-delà de l’enjeu économique, un enjeu politique et démocratique
Pour le Professeur Justin Koffi N’Goran, « Au-delà de l’enjeu économique, la lutte contre les fractures territoriales est aussi un enjeu politique et démocratique ». Elu conseiller municipal RHDP pour la toute première Commune Attiegouakro, le Professeur Justin Koffi est aussi très actif au plan associatif. Président Fondateur du Conseil pour le Développement du Nananfoue (CDNA 2017) et Président Fondateur de la faîtière Association des Akouè et Nananfouè (ACAN), il mise sur l’économie pour insuffler une nouvelle dynamique au développement local, combattre efficacement la pauvreté et favoriser l’émancipation des jeunes générations, notamment les femmes ivoiriennes.
Mais, il ajoute : « Dans la fracture entre les territoires ivoiriens gagnants du développement et les territoires oubliés, l’enjeu n’est pas seulement économique, il est aussi politique et démocratique. Projeter un territoire hors du développement économique et le tenir à l’écart de la décision politique engendre un fort rejet du pouvoir central et suscite une adhésion à toutes les formes de contestation. Dans le Nord de la Côte d’Ivoire, à la frontière avec le Burkina Faso, la moto et la kalachnikov représentent pour une jeunesse désœuvrée, prisonnière d’un territoire déterminé et d’un mode de vie sans opportunités économiques et perspective d’avenir, une forme de promotion sociale. A un an de l’élection présidentielle de 2025, la Côte d’Ivoire reste au défi de ses territoires. Abandonner des territoires, c’est mettre en danger la renaissance ivoirienne, que l’on constate de 2011 à 2024. »
Le pouvoir central, pour résorber les fractures territoriales, doit travailler sur les synergies qui peuvent exister entre les acteurs publics et privés, entre l’action de l’Etat et les initiatives locales, entre des atouts locaux forts et des zones métropolitaines attractives. Les grandes pistes de réflexion et d’action que doit conduire l’Etat sont les suivantes : le renforcement des pouvoirs locaux et des écosystèmes économiques territoriaux, l’accès aux services de base, l’investissement dans l’éducation et à la formation, la réduction de la fracture numérique, le désenclavement avec des réponses apportées à la question-clé des infrastructures routières et de la mobilité. Le cadre de la décentralisation ouvre le champ des possibles, sans oublier la participation à la vie politique, ce qui se traduit par la concertation avec les populations et le partage de la décision avec les élus locaux. Le pouvoir central a tout à perdre dans une sécession entre les territoires gagnants du développement et les territoires oubliés.
Lutter contre les fractures territoriales suppose donc une nouvelle répartition des pouvoirs entre, d’un côté, l’Etat central et, de l’autre, les collectivités territoriales et les élus locaux, ce que prévoit la décentralisation. Mais, cela ne doit pas se traduire par un désengagement de l’Etat, dont le résultat serait une fragmentation et un isolement du local. L’équilibre reste à trouver entre le rôle de l’Etat qui doit rester prépondérant et celui accru des territoires. La création des Districts autonomes et la nomination des ministres-gouverneurs constituent un pas important vers cet équilibre, dont le résultat attendu est la fin des tensions entre les principes d’égalité et de solidarité nationale et les spécificités et les libertés locales.
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(1)Personne n’oublie que le ressort de la stabilisation politique et institutionnelle et du rebond économique a été le succès de l’alliance électorale Bédié-Ouattara. Après la rupture entre Bédié et Ouattara, la constitution du RHDP en parti présidentiel a permis de réunir des femmes et des hommes de sensibilités politiques différentes qui, loin des postures partisanes et des déterminismes territoriaux, ont, comme boussole, le développement. Or, les postures ethniques et les fractures territoriales, largement instrumentalisés au moment des périodes électorales, réapparaissent toujours.
(2)Les 12 nouveaux Districts autonomes : Bas-Sassandra, Comoé, Denguélé, Gôh-Djiboua, Lacs, Lagunes, Montagnes, Sassandra-Marahoué, Savanes, Vallée du Bandama, Woroba et Zanzan.
(3)Le Premier ministre, Robert Beugré Mambé, avait été nommé gouverneur du District autonome d’Abidjan en 2011 avec, pour mission, avec pour mission de reconstruire aux côtés du Président de la République, la capitale économique Abidjan, lui redonner son positionnement international et renouer les liens de la cohésion sociale entre les principales couches ethniques, politiques et sociales du Grand Abidjan.
(4)Les trois grandes dates de la décentralisation en Côte d’Ivoire sont : 1) 1960-1999 : démarrage et encadrement du processus de décentralisation 2) 2000-2010 : consolidation du processus de décentralisation 3) 2011-2023 : réorientation et poursuite de la politique de décentralisation.
Christian GAMBOTTI – Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@afriquepartage.org