Les limites d’une simple déclaration d’amour à l’Afrique
Je reprends, pour cette Chronique, le titre d’un livre publié en 1992 par Eric Fottorino, Christophe Guillemin et Erik Orsenna : « Besoin d’Afrique ». A la question « pourquoi l’Afrique », les trois auteurs répondent : « parce que nous l’aimons ». Réponse naïve et insuffisante. Le livre se présente comme une « promenade dans les lumières et les ombres » d’une Afrique noire que les auteurs décrivent comme « un continent délaissé » et « pour l’instant démodé ». Ce n’est pas l’Afrique qui a été délaissée, ce sont les populations africaines. Au cours de son histoire, l’Afrique noire a toujours suscité toutes les convoitises, celles du colonisateur, et, au lendemain des indépendances, celles des grandes puissances qui en ont fait leur terrain de guerre dans l’affrontement entre le monde libre et le monde communiste. En 1992, après l’effondrement de l’URSS, l’Afrique, qui a perdu tout intérêt idéologique, est passée de mode.
Devenue aujourd’hui un formidable enjeu géoéconomique, géopolitique et géostratégiques, elle suscite à nouveau toutes les convoitises pour les richesses de son sol et de son sous-sol, pour son rôle géopolitique. Le continent est redevenu à la mode, mais l’égoïsme des pays riches, les visées expansionnistes de certaines puissances et les guerres oubliées intra-africaines font que, si les dirigeants africains sont courtisés, ce sont toujours les peuples et les populations qui sont abandonnés. L’élection de Donald Trump risque de plonger l’Afrique dans une nouvelle période de marginalisation, alors que le monde, aujourd’hui plus que jamais, a besoin d’Afrique. Quant à l’Afrique, elle n’a besoin ni de pitié, ni de charité, encore moins de colloques inutiles sur son développement. Elle n’a pas besoin non plus que les anciennes puissances coloniales tiennent un discours de repentance. Pour participer aux dynamiques du nouvel ordre mondial, l’Afrique a simplement besoin d’être elle-même, sûre de sa capacité à exploiter tous ses atouts.
L’Asie a été colonisée, mais si l’on compare le niveau de développement des anciennes colonies africaines à celui des pays du Sud-Est asiatique, la différence est énorme. Les deux régions sont dans le même état de sous-développement en 1960, avec un revenu par habitant de 60 dollars US. Dans les années 2011, le revenu par habitant est, en moyenne, de 350 dollars en Afrique, il est de 28 000 dollars US en Corée du Sud. Aujourd’hui, la situation est plus contrastée en Afrique, mais, parmi les pays ayant dans le monde les PIB les plus faibles par habitant, tous, excepté trois d’entre eux, se situent en Afrique. La Corée du Sud enregistre, en 2023, un PIB par habitant de 34 000 dollars US, contre 2 400 en Côte d’Ivoire, un pays pourtant riche. Les raisons pour lesquelles l’Asie du Sud-Est se développe, alors que l’Afrique noire s’enferme dans le sous-développement, sont largement documentées.
Les deux régions se différencient par les priorités mises en œuvre : les dirigeants asiatiques, pilotés par les Etats-Unis qui veulent soustraire l’Asie à l’influence de la Chine communiste, vont consolider la stabilité politique, multiplier les investissements productifs et créer une bourgeoisie d’affaires, élevant ainsi le niveau de vie des populations. A l’inverse, les pays africains, dont les élites politiques sont protégées par l’ancienne puissance coloniale, vont connaître une forte instabilité politique, une corruption endémique et l’absence d’investissements productifs. Pour simplifier, sans nier la nature autoritaire des régimes politiques en Asie du Sud-Est, pendant de longues années, la différence se situe entre une bonne gouvernance économique en Asie, qui donnera naissance aux « dragons asiatiques » (1) alliés idéologiquement aux Etats-Unis, et la mauvaise gouvernance économique en Afrique, ce qui retarde les IDE (Investissements Directs Etrangers) et oblige les Etats africains à recourir à l’initiative PPTE (Pays Pauvres Très Endettés) ou à se soumettre aux exigences du FMI. (2)
L’horizon limité du livre « Besoin d’Afrique »
L’horizon limité du livre d’Eric Fottorino, Christophe Guillemin et Erik Orsenna s’explique par la date de publication : 1992. Le dernier chapitre de leur livre « Besoin d’Afrique » est révélateur du regard naïf que les intellectuels occidentaux progressistes portent sur l’Afrique. A cette époque, le multipartisme est instauré en Afrique et l’URSS s’est effondrée, l’Occident pense alors que les Etats africains, comme le monde, n’ont plus, comme seuls objectifs, que leur propre perfectionnement démocratique et l’adhésion aux valeurs de la mondialisation marchande. La démocratie est présentée comme un idéal politique producteur de prospérité et de paix. Dans le dernier chapitre, intitulé « L’invention politique », les auteurs de « Besoin d’Afrique » considèrent que l’Afrique pourrait bien réinventer la démocratie occidentale qui somnole. Cette réinvention à l’africaine de la démocratie n’échappe pas, selon nos trois auteurs, aux principes suivants : l’existence de vrais partis, « condition sine qua non de la vraie politique », « un minimum d’horizon commun, de république ». Qui décide de ce qu’est un « vrai parti » politique ? De ce « minimum d’horizon commun » ? De ce qu’est la République ? La République n’est pas une forme de gouvernement, c’est une somme de valeurs occidentalo-centrées perverties par un idéal révolutionnaire qui hante la mémoire de l’Occident depuis 1789 (Révolution française) et 1917 (Révolution bolchévique). Il est demandé aux jeunes nations africaines en train de naître d’importer le modèle occidental de l’Etat et les valeurs républicaines, alors qu’elles ont à gérer la complexité des sociétés africaines.
Dans son article (1), le professeur Nadim Kalife prend le contre-exemple de la Chine actuelle qui, débarrassée de la monstruosité idéologique du maoïsme, offre, avec le mariage du communisme d’Etat, du capitalisme privé et de l’idéal de paix et d’harmonie de la philosophie confucéenne, un modèle alternatif de développement. On pourrait débattre à l’infini du modèle de développement à la chinoise et de l’idéal de paix confucéen. Je ne défends aucun modèle de développement importé, qu’il soit chinois, russe, indien ou occidental et auquel devrait se soumettre l’Afrique. L’Afrique subsaharienne doit inventer son propre modèle de développement économique et de fonctionnement politique adapté à ses traditions et à ses valeurs, au premier rang desquelles je mets le dialogue sous « l’arbre à palabres », la solidarité, le partage, le lien entre les générations et le rôle essentiel de la chefferie traditionnelle. C’est de cette Afrique fidèle à ses traditions et à ses valeurs dont le monde a besoin. Quant à l’Afrique, elle n’a pas besoin d’amour, elle a besoin de respect et de considération. Les partenariats qu’elle noue avec tous ceux qui la courtisent doivent se construire dans un rapport gagnant-gagnant, respectueux de sa souveraineté. Il faut aussi que les richesses produites descendent jusqu’aux populations, comme en Asie du Sud-Est. Aux livres sur l’Afrique écrits par des Occidentaux progressistes, j’oppose toujours ce proverbe africain : « Aussi longtemps que les lions n’auront pas leur historien, les récits de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur. » Le monde a besoin d’Afrique, mais une Afrique dans laquelle les « lions » africains écrivent leur propre histoire, ce que font les « dragons » asiatiques depuis 1960.
(1) « Dragons asiatiques » : les quatre « ‘dragons asiatiques » – Hong Kong, Singapour, Corée du Sud, Taïwan – vont connaître, entre 1960 et 1990, une industrialisation et un développement rapides.
(2) Sources, « Financial Afrik », 15 août 2019. L’article de « Financial Afrik » s’appuie sur une analyse du professeur Nadim Kalife, économiste togolais, publiée en 2011.
Christian GAMBOTTI – Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@afriquepartage.org