Contexte géopolitique
Le Mali, le Burkina Faso et le Niger, gouvernés par des régimes militaires arrivés au pouvoir par des coups d’Etat, ont formé, en septembre 2023, l’Alliance des Etats du Sahel (AES). Les objectifs de l’AES sont les suivants : une assistance mutuelle en cas d’atteinte à la souveraineté et à l’intégrité territoriale des trois Etats, des liens économiques renforcés et une union monétaire avec l’abandon du Franc CFA au profit d’une monnaie commune. Il n’est pas question de reprocher au Mali, au Burkina Faso et au Niger de vouloir créer une alliance destinée à renforcer leurs liens, dès l’instant que ces trois États appartiennent à un espace géographique homogène et qu’ils doivent relever les mêmes défis économiques et sécuritaires. Je n’aborde pas, dans cette Chronique, le contexte politique et géopolitique qui préside à la création de l’AES. Je m’arrête au projet de sortie de la « Zone Franc » et la création d’une monnaie commune. Les conditions de la création d’une union monétaire entre les trois pays de l’AES sont-elles réunies ?
Le Franc CFA : une question politique ou économique ?
● Le Franc CFA : une question politique – Aujourd’hui, la volonté d’abandonner le FCFA s’inscrit dans une dynamique historique qui voit les pays subsahariens affirmer leur souveraineté, la monnaie étant l’un des piliers de la souveraineté. Il s’agit d’une vision purement idéologique qui fait de l’union monétaire une question politique. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger, en créant l’AES (Alliance des Etats du Sahel), ont élaboré un programme de rupture qui intègre l’abandon du FCFA et la création d’une monnaie commune. Pour les juntes militaires au pouvoir, il s’agit de permettre à leurs pays de recouvrer leur pleine souveraineté et cesser d’être, avec un FCFA adossé à l’euro, la « vache à lait » de la France. Le projet de la création d’une monnaie commune pour remplacer le FCFA peut sembler, a priori, réalisable, les trois pays de l’AES constituant une zone relativement homogène en termes d’espace géographique, PIB par habitant, structures économiques (agriculture, production minière notamment aurifère, pétrole pour le Niger) et dynamisme démographique. Est-ce suffisant ?
● Le Franc CFA : une question économique – De façon isolée, des pays subsahariens ont déjà quitté la « zone Franc », notamment le Mali entre 1962 et 1984. Le résultat n’a guère été probant. Le retour à une monnaie nationale pour chaque pays n’est pas la solution : des monnaies nationales constamment dépréciées avec une succession de dévaluations favorisent, à très court terme, les exportations, sans toutefois permettre de relancer et diversifier l’économie. En abandonnant immédiatement le CFA, les pays de l’AES, avec des économies fragiles et une forte instabilité politique, verraient se restreindre l’accès aux marchés financiers et aux financements que proposent les bailleurs de fonds (FMI, Banque Mondiale, BECEAO). Confrontés à une pénurie de devises et face aux énormes besoins existants, les trois pays de l’AES, des pays très pauvres, demanderaient à leur Banque centrale de faire fonctionner la « planche à billets », avec, comme résultats, une inflation incontrôlable entraînant une forte baisse du pouvoir d’achat et une aggravation de la pauvreté. Il n’est donc pas étonnant que les pays de l’AES ne cherchent pas à sortir immédiatement de la « zone Franc».
« Une CFAïsation rampante des pays de l’AES »
Dans un article intéressant sur les risques que représentent l’abandon du FCFA et la création d’une monnaie unique, Marc Raffinot (Économie du développement, Université Paris-Dauphine PSL) et François Giovalucchi (Conseil Scientifique, Faculté des Sciences Sociales, Université Catholique de Madagascar), écrivent (1) : « De manière assez ironique, cette création de nature à susciter une dépréciation incontrôlée de la nouvelle monnaie pourrait renforcer à court terme l’attractivité du franc CFA, à l’image de ce que l’on constate au Nigeria et au Ghana (et au Mali entre 1962 et 1984). Dans des pays, où la monnaie est difficilement convertible, la stabilité du franc CFA est appréciée. Une « CFAïsation » rampante (comme on parle de « dollarisation ») des pays de l’AES est donc possible. La monnaie ne se décrète pas, surtout dans des économies où le commerce informel et la corruption dominent. Même les kalachnikovs ne font pas le poids ! » On en revient toujours à la même évidence : ce n’est pas la monnaie qui crée une économie forte, mais c’est une économie forte qui crée une monnaie à l’abri d’une dépréciation rapide. La création d’une monnaie commune aux Etats de l’AES se ferait, aujourd’hui, dans des conditions très défavorables avec des risques énormes pour 7 raisons : 1) Les performances macroéconomiques des trois pays de l’AES ne suffisent pas pour assurer le besoin de financement des politiques publiques 2) La Chine réduit ses financements en Afrique 3) Les prêts du FMI au titre de la facilité pour la résilience et la durabilité (FRD) ne concernent pas tous les pays 4) Les financements de la Banque ouest-africaine de développement devraient disparaître 5) L’Aide Publique au Développement (APD) est en baisse 6) Les investisseurs fuient les zones où règne l’insécurité 7) le coût que représentent pour l’AES les ex-Wagner et l’Africa Corps.
En sortant de la « Zone Franc », les pays de l’AES seraient alors, mécaniquement, dépendants des financements publics internationaux qui deviendraient difficiles à obtenir pour des pays en rupture avec les Etats-Unis, l’Union Européenne et la France. Se passer de l’aide des institutions de Bretton Woods, dont la création avait permis d’aller vers la stabilité du nouveau système monétaire international en s’assurant du respect de la stabilité du système de parité entre les monnaies, suppose qu’il existe de nouvelles institutions capables d’accompagner l’union monétaire des trois pays de l’AES. On parle de la nouvelle Banque centrale des pays de l’AES, qui, pour se refinancer et financer les banques des trois Etats, se tournerait vers un marché interbancaire de plus en plus restreint. On parle de la Nouvelle Banque de développement des BRICS, une banque internationale de développement créée par les États des BRICS comme alternative à la Banque Mondiale et au FMI. Mais, la Chine, qui pilote la banque des BRICS, n’est pas connue pour sa philanthropie. Elle aidera les trois États de l’AES contre l’or malien, le pétrole et l’uranium du Niger, le coton et les ressources minières du Burkina Faso encore largement inexploitées. Quitter la Cédéao qui les a sanctionnés semble évident pour les 3 États de l’AES, mais sortir du CFA suppose que les conditions de cette sortie soient réunies.
La suspicion néocoloniale qui frappe le FCFA existe toujours même si, après les accords renégociés en 2019, il n’y a plus, aujourd’hui, de représentant de la France dans les organes de gestion du CFA, le contrôle effectué par Paris a disparu et les Etats africains ne sont plus contraints de maintenir la moitié de leurs réserves dans les livres de compte du Trésor français. Seule demeure la parité garantie avec l’euro, ce qui assure la stabilité monétaire et économique de la « Zone franc » et une crédibilité internationale. Pour de nombreux économistes, du fait de son fonctionnement fondé sur un taux de change fixe avec l’euro, le FCFA n’est pas adapté aux pays africains qui souhaitent favoriser les exportations et conduire, de façon autonome, leur développement industriel et économique. De façon caricaturale, le Franc CFA, accroché à l’euro par une parité fixe, reste dans l’imaginaire collectif de nombreux africains, une monnaie coloniale.
Christian GAMBOTTI– Agrégé de l’Université – Président du think tank Afrique & Partage – Président du CERAD (Centre d’Etudes et de Recherches sur l’Afrique de Demain) – Directeur général de l’Université de l’Atlantique (Abidjan) – Chroniqueur, essayiste, politologue. Contact : cg@afriquepartage.org