Que cache au juste la fuite en avant du président de l’Assemblée nationale et du gouvernement face aux revendications légitimes des députés suppléants ? Car, faut-il le rappeler, en matière de suppléance parlementaire, le législateur ivoirien ne réinvente pas le fil à couper le beurre, pas plus qu’il n’invente l’eau chaude, il n’innove point : le système de suppléance des députés n’est ni une institution nouvelle ni propre à la Côte d’Ivoire.
Il y a environ deux siècles qu’il s’était introduit en Espagne, précisément le 24 septembre 1810. Environ un siècle plus tard, le système de suppléance apparaissait en Belgique, notamment avec la loi du 29 décembre 1899 relative à l’application de la représentation proportionnelle aux élections législatives. De nos jours, le système de suppléance des députés est appliqué en Suisse, notamment dans cinq cantons (Genève, Grisons, Jura, Neuchâtel et Valais).
En France, la suppléance des députés est consacrée et corroborée par le code électoral. Le suppléant français porte le titre honorifique de « député suppléant », comme son homologue ivoirien, et peut représenter le député en titre, lors de réunions ou de manifestations. S’il n’occupe aucune fonction, n’a aucun pouvoir et ne perçoit aucun émolument, il peut, tout de même, bénéficier d’un salaire sur le budget de fonctionnement de son député titulaire. Même si cette pratique fait débat, elle n’a rien d’illégal et a l’avantage d’être juste.
En Côte d’Ivoire, la suppléance des députés a été introduite par la loi n°2004 – 495 du 10 septembre 2004 et reprise dans la loi n° 2000-514 du 1er août 2000 portant code électoral, modifiée par l’ordonnance du 08 avril 2020. Elle ne concerne que l’élection législative, à l’exclusion de l’élection sénatoriale, pour laquelle chaque candidat a l’obligation de se présenter avec un binôme. Sur la base de ces textes, le député suppléant peut être défini comme un élu au Parlement, précisément à l’Assemblée nationale, dont le rôle est de servir de remplaçant au député titulaire, conformément aux cas prévus par la loi. Le cas le plus récurrent et le plus connu de suppléance concerne les membres du gouvernement. En effet, aux termes de l’article 84 de la Constitution ivoirienne « Le parlementaire nommé membre du Gouvernement ne peut siéger au Parlement pendant la durée de ses fonctions ministérielles ».
Le député suppléant ivoirien n’est pas rémunéré, sauf s’il a le privilège de siéger en remplacement de son titulaire. Or, la loi ne prévoit cette possibilité que dans le seul cas où le titulaire du siège est nommé au gouvernement ou à tout autre poste jugé incompatible avec la fonction de député. En d’autres termes, en cas de décès ou de démission par exemple, l’élection est reprise dans la circonscription concernée. Si bien que l’espoir pour un suppléant de siéger est rare, tout aussi bien que la possibilité de toucher un émolument, d’autant plus que la possibilité de percevoir un traitement sur l’allocation de frais de mandat parlementaire est nulle, vu que celle-ci est toujours refusée aux députés et sénateurs ivoiriens.
Evidemment, cette situation à la fois incongrue et inique n’est pas acceptée par les députés suppléants, à raison d’ailleurs ! Pour se faire entendre, ils ont mis en place une association jugée illégale par le Conseil constitutionnel en sa décision n° CI-2016-166/11-02/CC/SG du 11 février 2016 relative à la requête aux fins de contrôle de constitutionnalité des articles 3, 20 et 21 de la loi n°2004 – 495 du 10 septembre 2004 portant suppléance des députés à l’Assemblée nationale.
Cette sentence du juge constitutionnel n’a aucunement altéré la motivation des députés suppléants qui continuent leurs activités associatives dans l’informel allant même jusqu’à s’octroyer des cartes de députés suppléants. Aujourd’hui, au moment où la légitimité de leurs actions associatives ou corporatives est admise, il est surprenant que le parlement et le gouvernement fasse la sourde oreille. Le plus surprenant, c’est le sabordage, le sabotage ou le torpillage de leurs propres pairs, soit parce qu’ils ont la chance de siéger et de jouir des avantages des titulaires, soit parce qu’ils pointent en cachette.
A mon sens, la question ne se pose pas en termes de décence de vie des députés suppléants. Car, certains députés suppléants sont mieux rémunérés, dans une autre vie, que leurs titulaires. Mais il s’agit d’une problématique touchant à l’équité, la justice et l’humanité. Est-il raisonnable que « les faiseurs de députés » – l’appellation n’est pas trop osée, puisque sans la présence du suppléant sur la liste de candidature, elle ne peut être validée, sans compter son travail complémentaire pendant la campagne – ne puissent pas bénéficier d’un statut administratif et financier ? Les mauvaises langues diront que les suppléants connaissaient la loi avant de postuler. A quoi, je réponds que les députés aussi connaissaient la loi avant de briguer le poste.
Pourtant, cela les empêchent-ils de revendiquer un meilleur traitement, un budget de fonctionnement ou allocation de frais de mandat, un second véhicule exonéré, des passeports diplomatiques pour leurs enfants, une prime d’habillement, un traitement spécial pour recherche d’emploi ou de reconversion des députés âgés de moins de 55 ans et non réélus en fin de mandat ? Toutes ces revendications sont justes en ce que leur satisfaction permettra aux députés d’accomplir leur travail dans la quiétude, la sérénité et la sécurité, donc un travail plus performant, en terme d’efficacité, d’efficience et de qualité. Comparaison n’est certes pas raison, mais dans le cas des suppléants, les revendications murmurées sont justes, en ce que leur satisfaction leur permettra de mieux épauler les députés titulaires non seulement, mais de bénéficier de la dignité de parlementaire qui ne peut se limiter au seul titre honorifique de « Honorable ».
Les députés suppléants ne sont pas des nécessiteux qui doivent attendre les gestes de leurs titulaires – cas d’ailleurs très rares – pour survivre. Ce sont des élus de la Nation qui, même s’ils ne siègent pas à l’hémicycle, ne chôment pas. De fait, les députés suppléants jouent le rôle de collaborateurs de leurs titulaires, au nom et pour le compte desquels ils accomplissent de nombreuses missions utiles au travail parlementaire. D’ailleurs, comme pour certains maires adjoints qui doivent tenir quotidiennement l’institution municipale, les députés suppléants jouent concrètement le rôle de députés résidents et sont le premier visage de l’Assemblée nationale.
A cet égard, bien avant même que le problème du remplacement des députés titulaires ne se pose, les députés suppléants assurent la permanence parlementaire, sur le terrain local. Plus prosaïquement, la nécessité de la suppléance n’est plus à démontrer. En effet, les députés suppléants constituent non seulement un atout électoral pour le député mais l’aide à optimiser le travail parlementaire. Ces responsabilités font des députés suppléants plus que de simples députés-bis sans salaires ou de simples remplaçants bénévoles, voire des subordonnés des députés titulaires : ce sont des élus de la Nation qui, jours et nuits, sont au travail pour le Peuple.
En conséquence, le travail des suppléants ne peut plus continuer à être bénévole, c’est-à-dire gratuit, et dépendre du bon vouloir de leurs députés titulaires. Cet état de choses est une grosse injustice que le législateur doit absolument réparer et vite, en permettant aux députés suppléants de bénéficier, de manière légale et officielle, d’émoluments comme leurs alter ego élus sur les mêmes listes de candidats. Oui, il est injuste que les binômes particulièrement actifs avant l’élection, menant campagne ensemble avec les futurs députés titulaires ou séparément aux quatre coins de leurs circonscriptions, soient relégués aux oubliettes une fois les élections terminées, se contentant d’accompagner les députés titulaires sur le perron du Palais de l’Assemblée nationale et de les voir y faire triomphalement leur entrée, avant de retourner à leurs tâches ingrates.
Car, s’il est souvent comparé à un réserviste comme le fait Blandine Angbako, le député suppléant est, en réalité, à la tâche et travaille dur. C’est pourquoi, la fonction de suppléant gagnerait à être désormais encadrée par des dispositions législatives qui doivent en consacrer, entre autres, le caractère onéreux. Car, le député suppléant dont l’utilité est désormais éprouvée, ne peut plus continuer à être sans mandat, sans fonction et sans pouvoir, ou pour emprunter l’expression de l’historien français Christophe Bellon un “être virtuel à l’utilité éventuelle”.
Les partisans du maintien dans l’indignité des députés suppléants estiment qu’en accroissant leur pouvoir financier, cela renforcerait leur autonomie vis-à-vis des titulaires, ce qui pourrait poser un problème de loyauté s’ils décidaient, par exemple, d’avoir des ambitions parlementaires personnelles et de les assumer, c’est-à-dire s’ils décidaient d’être candidats contre leurs titulaires. Mais cet argument farfelu et fallacieux ne résiste pas du tout à l’analyse comme je l’ai démontré plus haut.
Une fois la reconnaissance d’un statut légal des députés suppléants acquise, reste à en déterminer les termes essentiels. A cet effet, j’émets les propositions concrètes suivantes. Sur le plan administratif, d’une part, il serait seyant d’octroyer aux députés suppléants un passeport de service, à défaut d’un passeport diplomatique comme pour les députés titulaires et, d’autre part, de leur délivrer une attestation de député suppléant. Sur le plan financier, il s’impose d’allouer aux députés suppléants un émolument qui peut consister soit en le paiement d’une indemnité forfaitaire de député suppléant directement par l’Assemblée nationale ou sur les budgets de fonctionnement des députés (encore faut-il que ces budgets appelés de tous leurs vœux par les parlementaires existent, enfin !).
Quoi qu’il en soit, le mépris envers le député suppléant n’a que trop duré. Il est temps – grand temps, dirait Félix Houphouët-Boigny – de lui rendre sa dignité !
Honorable KOUAME Yao Séraphin
Député de la Nation