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Colères et agressions contre les forces de l’ordre en Côte d’Ivoire : ce qu’en pense un expert sociologue

Colères et agressions contre les forces de l’ordre en Côte d’Ivoire : ce qu’en pense un expert sociologue
Publié le
Par
Charles Kouassi
Lecture 11 minutes

Expert socio-politologue, spécialiste en sécurité et enseignant-chercheur, Docteur Nahi Prégnon, à travers une contribution, se prononce sur les récents événements en Côte d’Ivoire qui ont opposé des civils aux forces de l’ordre.

Katiola, Duekoué , Yamoussoukro, des commissariats de police saccagés par des populations enragées suite à des opérations de police suivies d’arrestations, à des bavures, ou pour des prévenus qui décèdent en détention. À Cocody une policière violentée; dans une récente vidéo qui circule sur la toile, un homme de loi humilié et outragé dans l’exercice de sa fonction. À Bouna, Adjamé, Bloléquin , des policiers et des gendarmes lynchés à mort par des populations en colère….Depuis un certain temps, les populations ivoiriennes sont confrontées à ces faits divers inhabituels dignes de sociétés primitives et féodales. Devant ce déploiement inhabituel de la violence privée, l’on est tenté de savoir où est passé l’État ?

Qu’est devenue l’autorité de l’État quand la foule tue impunément la force publique qui est censée la protéger. Or, une des caractéristiques de la force publique est le recours légitime à la coercition pour imposer leur autorité. Cette force publique doit donc, en théorie, avoir le dessus sur toute forme de force privée. Une telle particularité rend inéluctablement leur victimisation singulière. En tout cas, on bien loin de l’époque où les hommes de loi inspiraient la crainte. Aujourd’hui, ces agissements en se multipliant contribuent progressivement à alimenter de nombreuses polémiques et à susciter de nombreuses interrogations. Cette contribution tente de jeter un coup de projecteur sur les raisons et les enjeux de l’inflation de cette violence colérique contre les hommes en tenue.

[ Les causes du divorce entre la force publique et les populations ]

Ce monopole de la violence se distingue par son caractère légitime, matérialisé par des institutions telles que la police et l’armée. C’est pourquoi, si l’on admet volontiers que « la force appartient à l’essence du politique », une autre des spécificités de cette force doit résider dans sa légitimité, autrement dit, elle doit reposer sur le consentement des individus. Par conséquent, l’efficacité de la force publique tient dans une large mesure à la légitimité des autorités qui édictent les normes à caractère obligatoire et à la justesse et au caractère équitable de l’action de cette force publique. En ce qui concerne le premier volet de ce postulat, cela implique que le pouvoir politique ne doit pas être arbitraire au risque que cela puisse paraitre insensé et irrationnel, que pour se protéger de la violence des autres, l’on doive de se soumettre à la violence ou à l’arbitraire d’un pouvoir absolu qui aurait tous les droits et laisserait l’individu sans défense. Autrement dit : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ».

Le deuxième volet nécessite que l’action de la force publique soit juste et équitable. Cette exigence en fondant leur légitimité a pour conséquence une obéissance consentie et spontanée, indépendamment de la menace d’un éventuel recours à la force. En fait, seule l’idée de justice peut faire accepter par la société cette réalité qu’est la force publique. La justice est l’idéologie même de force publique. Or, aujourd’hui, le principal problème de la force publique ivoirienne et qui fait d’elle la cible de cette vindicte populaire est justement liée à la faiblesse et la crise de sa légitimité auprès des populations.

Premièrement, dès la fin de la crise, ceux des forces de sécurité et de défense n’ayant pas fait allégeance au régime actuel ont été publiquement délégitimés pour avoir demeurés loyaux et fidèles à un pouvoir illégal qui s’est arcbouté au pouvoir bien qu’ayant été déclaré vaincu durant la crise post-électorale. Ces forces baptisées « loyalistes » au début de la crise et que les vainqueurs ont rebaptisées « rebelles » sont accusées d’être responsables d’exactions, d’exécutions extra-judiciaires et de haute trahison. Parmi eux, les plus chanceux ont été redéployés et les moins chanceux ont été arrêtés, jugés et condamnés à de lourdes peines. Les zones ou ces hommes de loi identifiés comme tels ont été mutés étant généralement des zones anciennement sous contrôle des forces nouvelles, leur autorité était de façon récurrente mis à mal pour avoir été accueillies comme des « soldats perdus ». Depuis 2011, cette situation a abouti à une crise de confiance entre l’exécutif et les forces de défense et de sécurité dites « loyalistes » qui ont été de nombreuses années isolées et ostracisées au profit des soldats issus de l’ex-rébellion présentés à la nation comme des « sauveurs ». Au final, en dépit de l’unification des forces de défense et de sécurité, la légitimité de certains est fragile parce qu’ils sont encore considérés dans de nombreux cas, comme des bourreaux qui ont été au service d’une régime illégitime dans les représentations sociales des populations. C’est cette situation qui pourrait expliquer les meurtres des « corps habillés » à Adjamé, à Bouna et les actes de vandalisme et de violence perpétrés contre les hommes de loi à Katiola et Yamoussoukro.

L’autre situation pouvant expliquer la violence colérique des populations est consécutive à l’arbitraire et l’autoritarisme qui caractérisent l’action des hommes de loi. Ce que le journaliste et éditorialiste ivoirien André Silver Konan ivoirien a dénoncé dans une contribution intitulée « quand l’impunité nourrit la vindicte populaire ». En effet, on signale quotidiennement des cas d’abus, des injures verbales et des violences envers des populations civiles, des attitudes de supériorité condescendante à l’égard des simples citoyens, avec une tendance aussi à se laisser aller à des familiarités, parfois à des grossièretés déplacées, et une inclination à refuser de donner des explications sur leurs actions. La récurrence de cet autoritarisme avait fait réagir le ministre Hamed Bakayoko en charge de la sécurité en 2011 en ces termes : « Le corps habillé, le politique ne doit pas user de son rang pour brimer le pauvre. Il doit respect et considération à tous ». Une chose est certaine, ces actes de déviance des hommes de loi ont des répercussions sur leur travail et la relation qu’ils entretiennent avec les populations. En somme, l’efficacité de l’intervention de la force publique résulte, à côté de la crainte, de l’autorité morale et de l’utilité sociale qui lui sont reconnus. C’est pourquoi pour certains observateurs le lynchage du gendarme serait consécutif au ras-le bol exprimé par les populations contre le racket et la partialité des gendarmeries dans le règlement de conflits intercommunautaires survenus récemment dans la zone.

Cependant, force doit rester à la loi

L’’État est considéré comme neutre et unificateur est chargé d’assurer la cohésion et l’ordre, au nom de l’intérêt général. Sa fonction est de garantir l’égalité de tous les citoyens devant la loi. C’est pourquoi, la violence de la force publique utilisée pour assurer la sécurité des personnes et des biens peut elle-même contribuer à la légitimation du pouvoir, même si elle est mise en œuvre hors du cadre démocratique, en s’accompagnant éventuellement de mesures de répression politique. En d’autres termes, la réussite de la mission productrice d’ordre et de sécurité de la force publique peut constituer un facteur de légitimation du pouvoir. Or, pour réussir cette mission l’État doit centraliser et monopoliser l’édiction des normes et l’usage de la coercition. En d’autres termes, l’État moderne se définit par sa prétention à monopoliser l’usage de violence physique et la concentration des moyens à l’intérieur d’un territoire donné dans le but de garantir la survie du contrat social. Sans cette autorité souveraine puissante, visible, capable de les tenir en respect et de les faire craindre les châtiments, les hommes succombent à leurs passions naturelles. L’essence même d’un État réside alors dans la capacité de ses institutions à préserver ce monopole.

C’est pourquoi, la violence de la force publique qu’elle soit juste ou arbitraire n’est donc pas une violence pathologique, elle n’est simplement que la manifestation de la violence d’État. Sur cette base, l’État doit réagir vigoureusement contre le meurtre des populations civiles et le lynchage de la force publique. Il faut donc élucider avec promptitude les faits qui ont engendrés les meurtres de civils et de policiers à Adjamé, de civils et de gendarmes à Bouna, situer les responsabilités de chaque partie et punir les coupables car nul n’a le droit de se rendre justice. Rester passif et tolérer la violence institutionnelle arbitraire et la violence privée et de surcroît contre les forces de l’ordre, c’est porter un coup à la souveraineté et à l’autorité de l’État. En conséquence, si la loi doit s’appliquer dans toute sa rigueur aux hommes de loi à chaque fois que leur responsabilité est prouvée dans des meurtres de civils, chaque fois qu’un policier ou un gendarme, est également tué dans l’exercice de ses fonctions, que tous les citoyens qui les traitent d’assassins et qui manifestent, viennent aussi manifester en masse pour les défendre et demander que les coupables soient punis.
En tout état de cause, une situation prolongée d’insécurité grave des forces de défense et de sécurité est susceptible en effet de provoquer, plus ou moins consciemment une mise en cause de l’ordre politique et un ébranlement de sa légitimité. Car, la période de crise qui a occasionné l’affaiblissement, voire la disparition des valeurs sociales et républicaines ou le port d’arme illégal était accepté où pourchasser un policer ou un gendarme et le tuer était considéré comme un acte « civique », « patriotique » ou « héroïque » est révolue.

En ce qui concerne les dérives des hommes de loi, il est du devoir de l’autorité de contrôler le travail de la force publique. Le besoin de sécurité ne doit pas occulter la nécessité de contrôle. En d’autres termes, l’insécurité ne justifie pas l’irresponsabilité. Il en va de la crédibilité de l’État et de l’acceptation de la contrainte légitime. C’est pourquoi, dans un État de droit, respectueux des libertés fondamentales, les activités de police ont besoin d’être impérativement encadrées par le droit. Ce contrôle passe nécessairement par la lutte contrôle l’impunité des actes de déviances de la force publique. En raison de leur nature même, les opérations de sécurité doivent être exemplaires car il est intolérable que le policier ou le gendarme retournent son arme de dotation contre le citoyen et le contribuable de façon arbitraire et injustifiée. Les nombreux efforts fournis par l’État de Côte d’Ivoire dans la réforme du secteur de la sécurité et dont les effets commencent progressivement à être perceptibles doivent être confortés par la normalisation des rapports entre les populations et les forces de sécurité et de défense. Les différentes lois de programmation militaire et de sécurité intérieure, le code de déontologie de la police sont des actes majeurs qui devraient normalement permettre de briser le mur de méfiance entre les autorités politiques, les populations et les hommes de loi pour tendre un contrôle démocratique de l’action policière et militaire. Le contenu de ces textes dénote une volonté politique d’instituer un système de sécurité efficace, un système de sécurité qui doit permettre au peuple d’avoir confiance dans son gouvernement. D’ailleurs, en droit positif ivoirien la réparation les infractions commises par les policiers et les gendarmes lors de leur service n’engagent pas leur responsabilité personnelle mais celle de l`État parce qu’elles sont considérées comme des fautes d’imprudences. Les autorités politiques ont donc intérêt à faire en sorte que l’action de sécurité contribue à asseoir la légitimité des institutions de l’État et de leurs décisions en renforçant l’image de l’État en tant que protecteur et prestataire de services et non en tant que prédateur.

Dr Pregnon Claude Nahi
Enseignant-Chercheur
Expert-Consultant en Gouvernance et Réforme du secteur de la sécurité
Chercheur Associé au Groupe de Recherche sur la Sécurité et la Gouvernance
De l’IEP de Toulouse

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